Ædemor avait toujours été mal à l’aise dans ces tavernes. Il le vivait comme une agression permanente à tous ses sens et à toutes ses valeurs. Un concentré de ce que la cité avait de pire : des gens tombés dans leurs penchants les plus vils, les plus violents ou les plus désespérés. Il y rentra donc comme il en avait l'habitude : la tête enfoncée entre les épaules, regardant ses pieds, évitant de bousculer qui que ce soit. Gras-Double, le chat en surpoids de la patronne, l'avait tout de suite remarqué. Couché sur un tonneau, ses bourrelets dépassant nonchalamment sur les côtés, le matou dévisageait l'importun qui s'approchait. Puis, incommodé dans sa sieste, il feula bruyamment et détala vers sa propriétaire.
Celle-ci était occupée à astiquer une assiette tout en surveillant les excès ses clients du coin de l'œil. Ædemor se racla bruyamment la gorge, mais pas assez pour attirer l’attention. La chaleur, l'ambiance assourdissante, l’absence de lumière vive et le plafond bas commençaient déjà à lui taper sur les nerfs. L’odeur épaisse et moite de nourriture frelatée lui donnait des hauts-le-cœur.
Alors qu'il s'impatientait, la tenancière parla sans même de se retourner vers lui.
— Ouais, ouais, j’t’ai vu ! Tu bois quoi ?
Ædemor fronça les sourcils.
— Je bois pas. Je viens voir quelqu’un.
— Moi je parle pas à ceux qui boivent pas. Alors, tu bois ou tu décampes !
Elle se rapprocha, sa taille s’appuyant sur le rebord. Sa tunique trop serrée laissait deviner ses formes généreuses, la peau rose apparaissant au travers des trous. Elle aurait pu attirer un marin en mal d’amour, mais l’absence de plusieurs dents dans sa bouche de travers ainsi qu'une vilaine cicatrice au front devaient en rebuter plus d’un. Son odeur de vache malade complétait le lot et garda Ædemor à une distance raisonnable.
Celui-ci sortit un sou de sa poche.
— Je prendrai une bière, alors.
La femme leva un sourcil et prit la pièce, le regarda avant de le fourrer dans une poche de son tablier sale. Elle remplit la chope qu’elle tenait et l'abattit lourdement devant lui.
— Voilà. Bon, c’est qui qu’tu veux voir ?
— Je viens voir le Crabe.
— Et… tu lui veux quoi au Crabe ?
La tenancière s'accouda et son haleine lui rappela celle d'un déversoir d’eaux usées un soir de grosse chaleur.
Ædemor garda le silence, le regard planté dans les yeux vitreux de la bonne femme. Elle le détailla comme un morceau de viande appétissant, puis après une longue minute, elle détourna le regard en faisant mine d’essuyer une tache.
— Pour c’que ça m’intéresse, fit-elle en haussant les épaules… Il est à l’étage, en train de cuver, sûrement. Il tient plus aussi bien qu’avant, alors vas-y doucement avec lui.
— Merci, dit-il promptement en saisissant sa chope.
Il se retourna et se dirigea vers les escaliers au fond de la pièce. Une fois en haut, l’air y était plus chaud et la puanteur plus épaisse.
Trois des cinq chambres étaient vides, et il valait mieux au vu de l’état de la literie. La quatrième était occupée par au moins deux personnes en pleins ébats, les rires et les râles mêlés aux bruits à peine filtrés par la porte branlante.
Il arriva à la cinquième chambre. La porte entrouverte laissait voir une bougie posée sur un tabouret.
— Le Crabe ? Vous êtes là ? demanda-t-il.
Il entendit un frottement de couverture, le craquement du bois d’un lit en mauvais état, puis une quinte de toux. Une voix reprit :
— C’est toi Carthasi ? J’te paye demain, j’t’ai dit ! Laisse-moi dormir, bonté divine…
— C’est pas Carthasi, c’est … La Lumière m’envoie.
Ædemor ouvrit et le vieil homme se redressa lentement, faisant craquer ses articulations. Le teint cireux, le visage marqué par des rides profondes et des cernes violacés, le Crabe lui fit face.
— Ah… C’est donc toi. Bien, assieds-toi.
Il lui désigna d'un doigt osseux un autre tabouret sous une table vermoulue. Le plancher grinçait dangereusement.
— Tu t’demandes c’que tu fais là, hein ? dit-il d’un ton sec.
— J’imagine que c’est pour un message, ou quelque chose du même genre ? Je ne pense pas que ce soit pour une bénédiction…
Le vieux l’interrompit d’une violente quinte de toux. Il parvint à reprendre son souffle, un vilain filet d'écume au coin de la bouche.
— J’vais aller droit au but. Ma femme est morte, lardée de coups de couteaux, y’a quelque temps, j'sais pas par qui, ou par quoi, et encore moins pourquoi. Elle suivait la foi de la… la Lumière Éternelle, ou quelque chose comme ça.
— Gardienne, le reprit Ædemor en soupirant. Mes condoléances.
— Ouais, gardienne, éternelle… peu importe. N’empêche qu’on l’a tuée chez nous. Elle avait un petit autel, où elle faisait ses petites prières. J'la laissais faire, c’était son truc à elle qu’elle tenait de ses parents, même si j'ai toujours su que ces foutus dieux nous collaient la poisse pour un oui ou pour un non. Le problème, c’est que tout a été mis sens dessus dessous, et le seul truc qui manquait chez nous, c’était ce petit pendentif qu’elle avait autour du cou. En forme d’étoile. Ou de soleil, je sais plus.
— Quel était son nom ?
— Jeani Luta.
Le nom ne lui disait rien. Le Crabe eut une nouvelle quinte de toux.
— Et… alors ?
— Bah… quand j’ai retrouvé la petite étoile là où d'habitude elle planque les clés de la maison, j’ai eu un peu les jetons, tu vois ! Si elle l’a cachée là, c’est qu’elle savait qu'on allait la tuer !
Ædemor fronça les sourcils. Il but une gorgée de bière et posa sa chope par terre, réprimant une moue de dégoût.
— Oui voilà, tu piges toi aussi ! Et s’ils découvrent que c’est moi qui ai l’étoile, renchérit le vieux, ils vont me tuer aussi ! Et moi j'ai rien à voir avec ces trucs de grenouille de bénitier, si tu vois c'que j'veux dire !
Le Crabe porta à la hâte la main à sa poche et tendit le pendentif. Le petit talisman doré réfléchit la lumière de la bougie en un vif éclat. À bien y regarder, ce n’était ni un soleil, ni une étoile, mais une minuscule créature de nature inconnue entourée de rayons lumineux.
— Tiens, débarrasse-moi de ça, tu veux ? Que ça dégage de ma vue ! Lumière Éternelle, mon cul oui !
— Gardienne, le reprit encore une fois le Ædemor, non sans agacement.
— Ça garde rien du tout ! Jeani est morte et j’ai pas envie de la rejoindre alors fous-moi le camp avec ton grigri ! Je savais bien que tôt ou tard, elle finirait par contrarier un bigot !
Ædemor regarda un instant le pendentif tendu comme une menace devant lui, puis le prit entre ses doigts, l'enveloppa dans un linge et le rangea soigneusement dans sa besace.
— J’irai voir mon ordre s’il peut t’apporter de l’aide, Crabe.
— Va te faire voir avec ton ordre ! Et ferme la porte en sortant.
Ædemor se releva puis sortit prestement de l’auberge du Griffon Rouge, abandonnant sans regret un interlocuteur aussi amer que le breuvage dégusté. Une fois dehors, l'oppression qu'il avait ressenti s'était muée en une angoisse diffuse. Il pressa le pas et s’engouffra dans les ruelles des bas quartiers d’Aldradan, alors que le jour déclinait. Il lui fallait rejoindre l’ancien port, là où ses confrères s’étaient réfugiés.
À la tombée du jour, il savait que la Poterne des Tanneurs était moins surveillée que la grande porte Sud de la cité. Le soleil rasant éblouissait les soldats postés aux meurtrières, et fournissait un moyen de passage relativement sûr. Contournant les ateliers de teinture et les tanneries à l’odeur pestilentielle, Ædemor pressa le pas dans une impasse servant de débarras. La Poterne des Tanneurs, un modeste portique large comme deux hommes, était tombée dans l’oubli, sauf pour les contrebandiers.
Se rendant aussi discret que possible, il se drapa dans son manteau de laine grise, rabattit sa capuche et franchit ainsi la poterne, longeant le mur d’enceinte au fond du fossé ceinturant la ville. Quelques instants plus tard, il fut à couvert sous la végétation grimpante, sur les berges du tumultueux fleuve Guenes.
De là, il lui fallut remonter jusqu’à la côte, à quelques lieues. De violentes marées avaient quasiment détruit le port d'Aldradan et, alors que ses décombres devenaient envahies par les rats, les dockers déménagèrent leurs activités sur l'autre rive. Le nouveau port de Rivguen se découpait sur l’horizon et son phare déjà illuminé annonçait la venue prochaine de la nuit. De mauvaises rencontres arrivaient souvent à ceux qui s'aventuraient au bas des murailles de la cité à la nuit tombée : des animaux sauvages, de la vermine sortant des égouts, ou bien des coupe-jarrets. Il maintint son allure et longea la rive opposée au port, où quelques cahutes de marginaux de passage s'adossaient aux murailles.
Les habitants surnommaient ce lieu "la Fange". Les ruines de l’ancien phare dominaient la place, ses poutres vermoulues dépassant de sa toiture brisée, comme les arêtes d’un poisson en décomposition. La brume de mer commençait doucement à se lever, en même temps que le soleil se cachait derrière l’horizon. L’odeur de sel et d’iode se mêlait à celle de la marée descendante, fraîche et moite.
Les ombres s’allongeaient et Ædemor croisait la mine patibulaire de pauvres hères. Vauriens, saltimbanques, mendiants, putains, tous croupissant dans ce taudis. Dans ce milieu hétéroclite, une seule règle prévalait : "si tu ne veux pas d'ennui, fais attention où tu mets les pieds". Bien sûr, les comptes se réglaient violemment et des personnes disparaissaient sans laisser de traces. Mais tant que chacun s’occupait de ses affaires, rien de mauvais n’arrivait.
Le jeune homme avait traversé le quartier sans encombre, louvoyant dans les ruelles étroites. Il fit le tour des ruines du phare et frappa à la massive porte de chêne. Un coup, puis trois autres, puis à nouveau un coup.
Le cliquetis du judas s’ouvrit sur un visage familier.
— Salut Kharroun, murmura Ædemor en écartant le capuchon de son visage.
Le personnage qui lui avait ouvert le dévisagea en silence. Massif, la peau cuivrée au point d'en avoir le reflet métallique, chauve, un œil caché par un bandeau de cuir, une barbe fournie taillée et luisante de graisse, l’Undur portier affichait une carrure impressionnante.
— Frère Ædemor, la Lumière soit sur toi, salua-t-il de sa voix grave.
— Et sur toi également. Tu as changé de coiffure, non ? demanda le jeune homme en rentrant, d’un ton malicieux.
— Toujours le mot pour rire, acolyte, grommela l’Undur. Le vicaire t’attend dans la salle commune. Ne le fait trop attendre cette fois.
Kharroun ferma la porte lentement. L'opiniâtreté et le sang-froid propre aux Undurs alliés aux compétences martiales de Kharroun rendaient difficile toute tentative d'effraction. Les gonds se turent et la pénombre humide les accueilli. Les torches dessinaient un chemin menant aux sous-sols.
Ædemor n'avait connu que cette cache, mais d'après Kharroun, la garde avait déjà débusqué plusieurs fois la Lumière Gardienne. Désormais, c'était dans la Fange, parmi les ruines et la vermine, que ses croyants se réunissaient dans le secret pour faire survivre obstinément cette religion vilipendée.
Il était de notoriété publique que l'Ordre des Quatre Lunes, le bras armé du pouvoir royal, pourchassait la Lumière Gardienne pour hérésie. Pourquoi un culte bienveillant et honorable était-il ainsi menacé ? Pourquoi les autres dieux permettaient-ils telle injustice ? Ces questions avaient taraudé Ædemor pendant ses années de noviciat, mais le silence du vicaire et du diacre fut la seule réponse qu'il obtint. Toutes les familles ont leurs secrets, après tout, s'était-il dit. Mais même si, en son for intérieur, le mystère le démangeait, il s'était réfugié dans la servitude pour ne pas risquer de perdre le peu qu'il possédait : abri et famille.
Au détour de couloirs et de portes, Ed croisa d’autres frères et sœurs affairés aux tâches quotidiennes. Il les connaissait tous et les salua, prenant des nouvelles, échangeant quelques mots ici et là. Il se détendit entre ces murs familiers, austères mais paisibles. Le réfectoire commençait à se remplir, quelques autres novices étaient attablés pendant que celui de corvée de cuisine remuait le contenu d’un grand fait-tout, posé au-dessus du feu de la cheminée. Une douce odeur de ragoût s’en échappait, lui rappelant qu’il n’avait rien dans le ventre depuis le matin. Dans le regard que lui porta le vicaire Mazaric lorsqu'il franchit le seuil de la pièce, il sut qu’il devrait attendre encore.
Mazaric lui fit signe de s’asseoir en face de lui, Ed s’exécuta en enlevant sa pelisse.
— Alors, acolyte ? Quelles nouvelles apportes-tu ?
Mazaric avait parlé d'une voix douce et feutrée.
— L’homme appelé le Crabe a demandé les services de la Lumière pour se dégager de ceci, dit Ædemor sortant le pli de tissu emballant le pendentif doré. Il le tient pour responsable de l’assassinat de sa femme et tenait à s’en débarrasser auprès de nous. Sa femme, Jeani Luta suivait la Lumière Gardienne en secret, et avait dissimulé ce pendentif juste avant sa mort.
Le novice tendit la pendeloque à Mazaric, la posant sur la table. Celui-ci le regarda en fronçant les sourcils, froissant son visage parfaitement lisse de rides de contrariété.
— Jeani Luta... ça vous dit quelque chsoe ? demandait Ædemor.
Mazaric ne l’écoutait pas, son regard plongé dans la contemplation du pendentif. Puis, levant sa paume pour faire silence, il prit la parole.
— Le nom de cette femme m'est totalement inconnu. Elle ne devait pas être originaire d'Aldradan. Mais ceci... C’est un vieux pendentif, très vieux. Je n’en ai jamais vu de tel. C’est bien la Lumière Gardienne représentée, mais sous une forme ancienne.
Ed regarda encore la lumière se refléter sur la dorure du symbole.
— On pourrait contacter la Cour Sigillaire ou consulter les archives d’Aldradan pour savoir ce que c'est, non ?
Le vicaire croisa ses mains sur la table et soupira longuement.
— La Cour prendra ça pour du trafic d’antiquités et voudra mettre son nez dans nos affaires, quitte à faire la recherche à notre place et à en garder secret le résultat. Quant aux archives, elles sont sous bonne garde. Mettre un pied là-bas serait le chemin le plus rapide pour aller dans les geôles des Quatre Lunes. Non… Je connais bien quelqu’un qui pourrait nous aider, mais il n'est pas certain qu’elle le veuille, ni même qu’elle soit encore en vie.
Les autres novices attablés à côté s’étaient tus, mangeant silencieusement, à l’écoute des mots du vicaire. Celui-ci fit signe au commis de lui donner deux assiettes du ragoût encore fumant. Ed commença à manger avec avidité, tandis que Mazaric reprit :
— Elle s’appelle Hérilis, Hérilis Shandrannor.
— Qui c’est ? fit Ædemor, en gobant bruyamment un navet trop cuit.
— Une amie du diacre, de la cité de Ferziliath. Une historienne, en quelque sorte. Elle sait bien des choses sur la Lumière Gardienne, et tant d'autres choses. Elle pourra te dire ce qu'est ce pendentif, et...
Dans la sacristie voisine, un grand fracas interrompit la conversation. Un bris de vaisselle, suivi de pas précipités, un cri, une chute, puis plus rien.
Mazaric écarquilla les yeux et se leva brusquement. Les novices attablés se pétrifièrent de stupéfaction, l'un d'eux laissa tomber plusieurs bols qui se fracassèrent sur le dallage. Avant qu'il ne put articuler un mot, Ed entendit un sifflement au-dessus de sa tête, puis le vicaire tomba en avant, un poignard planté dans la gorge. Dans un gargouillis immonde, Mazaric se noya dans son propre sang, affalé sur la table.
Autour d'Ædemor, les frères et soeurs de la Lumière Gardienne furent la cible des mêmes projectiles meurtriers, et en ce qui lui sembla durer l'espace d'un battement de paupière, de nombreux autres corps ensanglantés vinrent entourer celui du vicaire. Tandis que les novices les plus chanceux réussissaient à fuir, Ed décela une silhouette qui se découpait dans la pénombre du diaconique. Les yeux agrandis par la peur, il se jeta sous la table. Ruisselant au travers des lattes de la table, le sang du vicaire dégoulinait sur le visage d'Ædemor, la terreur tambourinait dans ses oreilles, mais il parvint à se glisser derrière un banc.
Le corps de Mazaric glissa le long de la table et tomba lourdement sur le sol. Plus un bruit ne se fit entendre. Ed s’évertua à respirer doucement, mais ne parvint pas à se calmer. Alors que des pas feutrés se rapprochaient de lui, il entendit hurler à l’autre bout de la pièce :
— Que la Lumière Gardienne t’éclate le crâne, pourriture !
Kharroun, brandissant un gourdin clouté, se rua sur la silhouette. Prise au dépourvu, celle-ci fut plaquée contre un mur, coincée par la masse de l’Undur ivre de rage.
— Barre-toi d’ici, Ed ! J'en fais mon affaire !
L’assaillant inconnu, drapé dans une cape sombre et masqué par une cagoule de cuir, se dégagea de son étreinte au prix d’une cabriole d’une incroyable souplesse et taillada au passage l’oreille de l’Undur avec une autre de ses lames. La peur et l’incompréhension paralysaient complètement Ædemor.
— Lève ton cul, Ædemor, je te dis ! beugla l’Undur. Le diacre et le vicaire sont morts ! Il reste plus que toi et les autres novices ! Alors, barre-toi !
Il parlait tout en esquivant tant bien que mal les assauts de son adversaire. L’assassin paraissait retenir ses coups, s’amusant à blesser et à fatiguer son opposant. D'un coup de rasoir leste, il lui arracha au passage un cri de douleur. Ed se releva d’un bond et ramassa à la hâte le pendentif. Laissé sur la table, il baignait dans le sang de Mazaric. Il s'élança vers la sortie à son tour, d'un pas engourdi par l'horreur de la scène.
Tenant fermement le symbole dans sa main, il s’engouffra dans l’escalier. Ses pieds heurtèrent un corps. Un autre assaillant cagoulé gisait là, le crâne défoncé. Kharroun avait défendu l’entrée principale avant de descendre au réfectoire. Un novice était aussi étendu le long de l’escalier, la gorge tranchée et le visage figé en un horrible rictus. Ædemor se releva puis ouvrit la porte en grand, s’engageant dans les ruelles inondées de pénombre.
Il courut, courut et courut encore, jusqu’à sentir son sang bouillir, l’air lui incendier les poumons. Un instant d’arrêt, pour reprendre son souffle. Aucune idée claire ne lui vint. La terreur embrumait la moindre de ses pensées. Aucun bruit aux alentours pourtant, la Fange baignait dans un silence lourd, anormal. Habituellement, il y avait toujours du monde dans les ruelles de la Fange, à toute heure de la nuit et du jour. Mais ce soir, personne, pas la moindre âme qui vive. Le quartier paraissait retenir son souffle. La lune elle-même guettait le dénouement de la scène. Ædemor scruta l’obscurité : la nuit était voilée, les nuages bas masquaient la lumière des étoiles.
Son cœur s’arrêta, et la peur le reprit à la gorge quand au détour d’une maison délabrée, il vit l'éclat blafard d’une lame nue. Dans un cri d’effroi à demi étouffé, il fila à toute allure vers la rive du fleuve.
Je vais y passer, je vais y passer bon sang ! se dit-il. Sauf si…
La rive !
S'il franchissait la rive, il pourrait sauver sa peau. Y aller à la nage serait suicidaire, les courants du Guenes sont traitres et emportent chaque année leur lot d'imprudents. Une embarcation - ou un bac - serait plus souhaitable.
La direction à prendre lui échappait totalement mais s’il ne trouvait pas rapidement, ce serait une lame qui l’attendrait, comme les autres.
Qu'est-ce que la Lumière a fait pour mériter cela ? Qui peut en vouloir aux nôtres au point de tous nous massacrer ? pensa-t-il amèrement.
Des larmes de désespoir roulèrent sur ses joues. Il se reprit et fila à en perdre haleine sans conscience de ce qui l’entourait, quand soudain il vit un reflet dans les eaux du fleuve. Les nuages s’écartèrent pour laisser passer un instant la lueur de la lune d’argent. Son intuition l’avait guidé dans la bonne direction, mais pas de bac en vue. Un sifflement métallique le tira de ses réflexions et il se plaqua derrière une palissade. Le bruit mat d’une lame plantée résonna dans le bois. Ædemor, horrifié, reprit de plus belle sa course folle.
C’est là qu’il découvrit une petite embarcation, attachée au ponton en face de lui. Arrivant à sa hauteur, il défit à la va-vite la corde détrempée et entreprit de monter à bord, lorsqu’un éclair de douleur éclata dans sa jambe. Comprenant qu’un couteau était enfoncé dans sa cuisse, il se jeta dans la chaloupe et la poussa de toutes ses forces afin de l’éloigner de la rive.
Il se blottit au fond de la barque et attendit que le danger passe, guettant le moindre bruit suspect. Si son assaillant savait nager dans les eaux du Guenes ou s’il prenait une autre embarcation pour le rejoindre, c'en était fini de lui.
Pourtant, autour, pas un bruit. Ædemor n'osait pas bouger, calé contre le bois de la chaloupe. Le sang coulait le long de sa cuisse et détrempait ses chausses. La douleur semblait irréelle, mais elle le maintenait comme un arc bandé, tendu et paré à en découdre. Il savait qu’il n’aurait pas la moindre chance et pourtant il était prêt à se défendre de ses poings nus. Rien ne vint. Il devinait la silhouette noire contemplant le batelet s’éloigner, penchée en avant, guettant l'instant où frapper.
Les nuages voilèrent à nouveau la lune et les brumes basses le recouvrirent complètement. Ædemor attendit un moment allongé. Le clapotis des vagues le berça et le silence le détendit. Il se risqua à scruter par dessus le rebord et soupira de soulagement lorsqu’il s’aperçut que la berge s’enfonçait peu à peu dans les ténèbres, il filait droit dans l’estuaire.
Grâce aux Dieux, la lueur du phare flamboyait toujours. Sous couvert de la nuit, Ed sortit les avirons de son embarcation puis rama vigoureusement pour s'éloigner de la rive. L'effort paya : il parvint à se diriger tant bien que mal vers la rive sud. Rivguen n'était alors qu'à quelques encâblures qu'un violent vertige l'assaillit. Les lueurs du ports dansèrent devant ses yeux, et il s'évanouit, tombant tête la première contre le bois du fond de la barque.
Tu m'as cueilli ! Je vais être en retard au boulot ! Bien écrit, fluide, prenant ! Comme quoi, le JDR est une bonne école ! Merci pour ce récit totalement crédible et qui m'a permis de retrouver l'atmosphère de la fantasy que j'avais oublié faute de bons textes ! Chapeau !
Salut Huppe ! Merci pour ce commentaire plein d'éloges ! J'espère que la suite sera du même acabit !
Ecoute, l'heroic fantaisy c'est irréel par essence, alors on y croit ou on n'y croit pas et là j'y crois à fond !