La jungle ne se taisait jamais. De la brillance de ses cimes à l'ombre moite de ses feuillages, elle soupirait, murmurait, chantait, parfois même criait, dans un flot ininterrompu de sifflements et de clameurs, de bruissements et de tintements. Rien ne pouvait lui imposer le silence.
La jungle savait se défendre. Elle se soignait. Elle dévorait, digérait, respirait. Elle se souvenait. Elle apprenait. Pour qui souhaitait la connaître et vivre auprès d'elle, la jungle partageait. Adelind avait appris cela dès le premier jour où elle posa le pied sur Dor Kazan. Sa cahute amassait nombre de ses découvertes et de ses observations. Comme presque tous les soirs, elle se tenait là, assise sur le seuil de sa demeure. Rien qu'en tendant l'oreille, elle avait appris à décortiquer la cacophonie ambiante. Désormais, elle était capable de discerner les trilles aigus des guêpiers tourmaline montant dès la tombée du jour, mais aussi le râle des hurleurs bleus, ces grands singes à la fourrure indigo.
Aux heures où le soleil frôlait le faîte des plus hauts arbres, un léger vent salé se levait, rendant la chaleur moins étouffante. Là, le rugissement aux tonalités sourdes et métalliques de la malegueule vorace résonnait, brut, fugace. Ce moment tant attendu fit frissonner Adelind de plaisir. La faune retint son souffle quelques instants puis reprit son inaltérable monologue.
Adelind resta quelques instants les yeux fermés, savourant l'instant avec délectation. Ici, les pieds nus sur la terre rouge, elle se sentait libre, exposée sans filtre aux sensations et aux émotions.
Une mélodie familière la tira de sa douce quiétude. Une chanson douce chantée non loin de sa maison par une mère aimante pour son enfant. Adelind aurait voulu s'en détacher, quitte à les faire taire afin de profiter de la douceur des derniers rayons de soleil, mais la berceuse entêtante se logea dans son esprit et ne voulut s'en déloger. Les paroles se glissèrent jusqu'à elle, l'agaçant plus encore :
Dors, dors, petit feu,
Le ciel est noir, la terre est bleue.
Ne cherche plus ta mère partie,
Elle t’attend dans l’autre vie.
Dors, dors, et ne t’éveille,
Loin de toi coulent les merveilles.
Les rivières chantent sous la pierre,
Et les vents caressent ta terre.
Contrariée, elle s'en retourna à son habitation, écartant le rideau tenant lieu de porte. Tout ce qu'elle avait amassé, découvert, étudié depuis quatre ans, s'étalait sur les nombreuses étagères couvrant les murs : des bocaux conservant des animaux morts, des végétaux sous verre, des os, des écorces, des pierres multicolores, alignés et étiquetés avec une précision méticuleuse. Il s'agissait plus d'une galerie étrange, d'un musée ou d'un conservatoire que d'un véritable logis. Pourtant, Adelind se sentait bien plus chez elle parmi ses bizarreries qu'elle ne l'avait été autrefois dans sa propre famille.
— Nostalgique ?
La voix venait de sa couche. Elle se retourna vers l'homme étendu torse nu.
— Tu n'es pas encore rentré chez toi ? Il est tard, lâcha-t-elle finalement.
— T’es belle à voir dans la lumière qui s’en va, avec tes cheveux fauve, ça m’éblouit à chaque fois.
Adelind sourit. Elle aimait bien Donan, avec son accent de Dagonthorne qui avalait certaines consonnes. Les Dieux savaient pourquoi, il lui avait tapé dans l'œil, elle qui n'était jamais intéressée par personne.
Donan avait bravé les colères de sa femme pour courtiser Adelind dès qu'il l'avait put. Celle-ci n'avait pas accepté facilement, mais avec le temps, elle appréciait ce qu'elle retirait de cette relation. Elle avait fini par céder à ses avances et ils se voyaient de temps en temps. Même si elle n'était pas insensible aux plaisirs qu'il lui procurait, elle ne souhaitait pas qu'il s'amourachât d'elle. La vision de sa femme débarquant un jour sur le pas de sa porte armée d'une fourche refroidissait les sentiments qu'elle pouvait éprouver pour lui. Elle se contentait donc de ce qu'elle avait et de ce qu'il pouvait lui donner.
Par-dessus tout, Adelind souhaitait rester libre. Libre d'étudier, de connaître, de découvrir tous les mystères que Dor Kazan dissimulait. Sans entrave, sans personne pour lui dire quoi savoir et quoi faire de sa vie. Sans le carcan que lui avait imposé son rang et son sang.
Elle souffla pour dégager son visage d'une boucle rousse. Sans réponse à sa première question, Donan la relança :
— Quand tu réfléchis, tu tournes toujours ton anneau autour de ton doigt, comme ça. Le mal du pays ? Ou c'est autre chose ?
Adelind n'aimait pas quand Donan posait trop de questions. Elle aimait sa voix mais pas toujours ses mots.
Donan se leva et posa un baiser sur son front. Il reprit en parlant tout bas :
— Oublie ma question, ma flamme.
Il l'enlaça doucement et elle se détendit. Le soir exhalait ses senteurs les plus suaves. Enivrée par l'atmosphère du jour déclinant, elle choisit de lui répondre :
— C'est le seul objet que j'ai ramené de chez moi.
La main de Donan remonta sur la joue d'Adelind, effleurant sa peau irradiée de soleil. Alors que ses doigts soulevaient une mèche de cheveux, ils touchèrent une cicatrice. Adelind se dégagea alors vivement, comme brûlée par un fer chaud. Il tenta de reprendre sa main tendrement. Elle se retira une fois encore.
— Pardon. Je ne voulais pas...
Adelind était confuse. Elle était en colère contre lui et contre elle-même. Elle voulait sentir la chaleur de son corps et pourtant elle le repoussait, se fermant à lui dès qu'une intimité trop grande se tissait entre eux.
Il prit un air triste et soupira. Devant son silence, il ajouta :
— Bon. Ne t'en fait pas. On se reverra plus tard.
Il l'embrassa, prit ses affaires et sortit dans la nuit naissante.
Elle le regarda partir, sentant encore la chaleur de son baiser sur son front. Ce qui l’agaçait le plus, c’était de se rendre compte à quel point elle appréciait ces moments volés. Plus elle passait de temps avec lui, plus elle craignait de perdre cette liberté à laquelle elle tenait tant.
Elle gratta la balafre sur le côté droit de son visage. Après toutes ces années, les stigmates de son échec passé la démangeait encore. Elle ressentait encore la myriade de fragments incandescants lui lacérant la chair. La sensation était encore intacte dans son esprit.
Elle secoua la tête pour en chasser ces pensées. Les ombres s'allongeaient lentement dans l'atmosphère rougeoyante de la fin du jour. Elle alluma la mèche d'une lampe à huile. L'odeur caractéristique du ciranouiller inonda immédiatement la pièce. Partout dans la colonie, les habitants utilisaient de l'huile de phoque dentelé, produit local abondant, alors qu'Adelind s'entêtait à utiliser l'extrait de cette plante dont elle raffolait de la senteur capiteuse.
Elle s'attabla devant son bureau et y ouvrit son registre, puis entreprit d'y consigner ses activités. Cette habitude avait pris sa place dans sa vie depuis le jour où un étrange livre était passé entre ses mains : le très fameux "guide de l'explorateur d'Amanwëvalion", par Smargada d'Ashvald et Phlogiston Iphanor, les légendaires explorateurs d'antan. Compilation hétéroclites de passages de journaux intimes, de découvertes notoires, de récits de voyages et d'aventures, les lignes contenues dans cet épais ouvrage l'avaient subjuguée. Elle en avait presque oublié son éviction de l'école de magie, chose qui lui avait fait perdre tout intérêt à sa propre existence. Une curiosité dévorante l'avait enfiévrée depuis lors et ne l'avait plus quittée. Cette soif d'aventures et de savoir l'avait poussée à emprunter des chemins qui la conduisirent loin des siens.
L'activité du jour était cependant maigre : Adelind attendait depuis plus d'une octave le retour d'une expédition marchande à destination d'Akalùn, une cité cotière au nord de la colonie. Elle espérait pouvoir récupérer des araignées plongeuses vivantes, afin de pouvoir en étudier le venin. En attendant, elle s'attelait aux observations habituelles de son environnement proche : rapport météorologique, inspection des spécimens capturés récemment, observations en tout genre de la faune et de la flore proche de la colonie.
En dépit de ce quotidien répétitif, Adelind s'adonnait avec plaisir à marcher dans les pas de ses glorieux prédécesseurs. Peut-être même qu'un jour, son nom brillerait sur les ouvrages des bibliothèques, prouvant ainsi à sa famille qu'elle pourrait elle aussi s'illustrer grâce au destin qu'elle s'était choisi elle-même.
Donan était parti depuis plusieurs heures et la nuit s'enfonçait dans les ténèbres. La lumière fébrile de la lampe à huile éclairait à peine les pages qu'Adelind noircissait de commentaires, de schémas et d'illustrations. Emportée par son ouvrage, elle n'avait même pas aperçue Yaga qui l'observait avec attention, depuis le rebord de sa fenêtre. La chouette nacrée était devenue une habituée des lieux, après avoir appris à dérober au fil des jours quelques plats de viande oubliés sur la table. Elle avait aussi compris que l'humaine n'était pas menaçante. Adelind l'avait baptisée Yaga, comme le bruit que faisait son étrange hurlement nocturne.
N'ayant rien à chaparder, l'oiseau s'avança en inclinant la tête de manière interrogative, puis poussa un chuintement feutré.
Adelind sursauta.
— Oh, bonté ! Tu m'as fait peur ! Si tu as faim, je n'ai rien pour toi ce soir.
Pour toute réponse, Yaga se rapprocha davantage, puis grimpa sur l'avant-bras de la femme. Ses petites serres griffèrent sa peau, mais Adelind n'en avait cure.
— Il va falloir que tu chasses toi-même, ma grande. Je n'ai pas faim et je pense que je vais aller dormir. Valyrei devrait revenir demain avec son chargement plein de provisions. Du moins je l'espère.
Yaga tourna sa tête dans un angle étrange, fixant un point au loin avec une intensité inhabituelle. Ses plumes se hérissèrent soudainement, comme si une menace invisible venait de pénétrer dans la pièce. Le cri qu'elle émit résonna, inhabituellement grave et prolongé. Ce n'était plus un simple appel, mais un avertissement à tout ceux qui l'entendait.
Alors qu'elle la regardait s'enfuir à tire-d'aile, Adelind ne saisit pas son étrange réaction, la chouette étant plutôt d'un naturel peu farouche. Puis, avec une angoisse qui la prit à la gorge, elle réalisa. La jungle s'était tue. Alors que s'élevait à cette heure les chants des chasseurs et des proies nocturnes, qu'à la lumière des quatre lunes une toute autre vie prenait son essor sous la canopée, il n'y avait plus rien dans l'air. Rien que le vide, un silence balayé par un vent anxieux.
Le vent, qui n’était au départ qu’un souffle discret, se fit plus pressant, comme s’il tentait de balayer quelque chose qui approchait. Les feuilles des arbres frémirent, non pas sous l’effet d’une brise, mais comme animées d’une vie propre, conscientes de la catastrophe à venir. Un frisson étrange parcourut l’échine d’Adelind, une sensation primordiale, animale, qui lui criait de fuir. Mais vers où ?
Adelind sortit à son tour. Dans la colonie, certains curieux s'étaient aussi rendu compte de l'étrange anomalie qui était à l'œuvre, leurs visages empreints d'inquiétude. Ils chuchotèrent entre eux, comme si leur voix pouvaient déranger cette absence de bruit. Un vagissement de nourrisson retentit dans une maison voisine, comme pour annoncer ce qui allait arriver.
Faible tout d'abord, un grondement sourd enfla depuis les profondeurs, comme un rugissement venu des entrailles mêmes du monde. Il roula sous la terre, résonnant dans les os, faisant vibrer l'air. Puis, soudain, la terre trembla.
Les secousses furent d'une violence inouïe, projetant les hommes et les bêtes dans un chaos aveugle. Le sol se fissura en longues gerçures béantes. Des cris éclatèrent, aussitôt étouffés par le fracas des bâtisses qui s'effondraient. Une palissade céda dans un craquement sinistre, son poids entraînant dans sa chute une écurie entière. Un nuage de poussière s’éleva, masquant les trois mules ensevelies sous les décombres, leurs hennissements affolés se brisant en un silence brutal.
Plus loin, un homme trébucha en courant vers les ruines de sa maison. Il hurla le nom de sa femme, sa voix déchirante se perdant dans le tumulte. Lorsqu'il l'aperçut, son cœur se serra : elle était là, à moitié ensevelie sous un pan de mur effondré, sa main tendue vers lui dans un geste de détresse muette. Il se précipita, écartant les gravats avec une frénésie désespérée, ignorant les nouvelles secousses qui menaçaient de l’emporter à son tour. Tout autour, la terre grondait encore, implacable, comme si elle voulait engloutir le monde entier.
Adelind tomba à terre alors que tout autour d'elle était secoué en tout sens. Elle se retourna et vit le toit de sa maison sur le point de s'écrouler. Son sang ne fit qu'un tour, il fallait sauver ses précieuses recherches. Un nuage de poussière fouetta son visage ; les murs commençaient à se lézarder dangereusement. Malgré la terreur qui lui dévorait le ventre, elle s'engouffra dans l'embrasure branlante et s'empara de tout ce qu'elle put. La lampe à huile s'était renversée, répandant un feu liquide sur la surface de la table et léchant ce qui y était posé.
Chaque seconde devint une éternité. La maison se balançait autour d'Adelind comme un navire pris dans une tempête, ses fondations gémissant sous la pression des secousses. Le bruit des débris qui tombaient semblait assourdi, lointain, et pourtant, chaque éclat de pierre résonnait dans son crâne avec la clarté d'un coup de tonnerre. Mon registre, je dois sauver mon registre ! martelait-elle mentalement, alors même que son corps criait de douleur à chaque mouvement. Sa tête lui tournait, ses mains saignaient, mais tout ce qui importait était de protéger ces pages qui représentaient des années de labeur. Elle pouvait sentir la chaleur des flammes lécher son dos, mais elle refusait de céder. Pas encore. Adelind saisit alors l'épais registre et le jeta au delà du seuil de sa porte. Ses mains s’agrippaient frénétiquement aux objets, aux feuillets qu’elle abritait sous sa chemise ou qu'elle lançait dehors, un par un. Les secousses redoublaient d’intensité et elle perdit l’équilibre, heurtant violemment une chaise tombée. Un instant, elle crut perdre connaissance, mais le besoin de sauver son travail était plus fort. Elle se redressa tant bien que mal.
L'odeur âcre de la poussière et des flammes remplissait ses poumons à chaque respiration. Les craquements des poutres se mêlaient aux cris de panique des colons, créant une cacophonie insupportable. Chaque pas était une épreuve, comme si la terre elle-même cherchait à l’avaler. À peine eût-elle mis les pieds dehors que sa masure s'écroula.
Quand le séisme cessa enfin, Adelind resta allongée, incapable de bouger. Ses oreilles bourdonnaient encore du bruit des secousses, et sa vision dansait, troublée par la poussière et la douleur. Elle ne savait plus vraiment où elle se trouvait, les contours de la réalité flous comme dans un mauvais rêve. Était-elle encore sous son toit ou en plein air ? Elle ne parvenait même plus à faire la distinction.
D'abord timide, le chuchotement de la jungle reprit ses droits, dans les pleurs et les cris de détresses des colons de la Vierge d'Emeraude. Lentement, comme un géant qui s'éveille après un long sommeil agité, la jungle retrouva ses murmures. Les feuilles chuchotaient à nouveau entre elles, et les créatures nocturnes reprenaient leurs chants, comme si elles seules avaient survécu à la tempête. Mais quelque chose avait changé. La forêt elle-même semblait plus attentive, plus consciente de la présence des humains qu’elle n’avait que tolérés jusqu’ici.
La tête d'Adelind la lançait douloureusement. Quelque chose de chaud et de poisseux collait ses cheveux. Des bris de verres avaient entaillé ses mains et de nombreuses éraflures et contusions parsemaient ses jambes et ses épaules. Un goût de métal amer s'était logé sur son palais. Elle ouvrit des yeux hébétés et s'assit avec difficulté sur le seuil de sa demeure en ruines.
Tout autour, le séisme avait soulevé la poussière du sol qui noyait la colonie entière dans un nuage épais et suffocant. Noyés dans ce linceul âcre, les rescapés tentaient de s'organiser pour secourir et protéger les plus nécessiteux. Le chaos de la panique céda la place aux lamentations et à la souffrance des pertes et des blessures.
Quelqu'un vint auprès d'Adelind pour s'enquérir de son état. Celle-ci hocha la tête machinalement aux questions sans en saisir vraiment le sens, tant son esprit était encore brouillé. Elle ne s'aperçut que cette personne n'était autre que Lénhart, le fils du gouverneur de la colonie. Il s'éloigna d'elle en claudiquant, son pantalon déchiré laissant apparaître sur sa cuisse une estafilade ensanglantée.
Alors que sa tête tintait toujours comme un carillon désaccordé, Adelind se leva. La poussière retombait lentement au sol, découvrant un ciel vierge des tourments dont la terre avait été victime. La pâle lueur des lunes donnait un air plus lugubre encore à la scène. Fronçant les sourcils, la jeune femme désigna machinalement du doigt une lumière étrange qui poignait au sommet de la colline surplombant l'est de la colonie. Elle semblait provenir de sous la couverture végétale, suffisamment intense pour la transpercer et être visible à une grande distance. Mais ce qui alerta Adelind n'était pas tant son flamboiement orangé, mais plus l'épaisse fumée qui s'en élevait et se découpait nettement sur l'encre du ciel. Un incendie ? Dans la jungle ? Comment était-ce possible ? La saison pluvieuse terminée depuis deux octaves à peine avait tout détrempé.
Adelind n'eut pas à se rapprocher beaucoup pour en deviner la nature. Ses interrogations furent balayées par l'évidence : tel un serpent incandescent devant lequel la nature s'écarte, un long ruban enflammé se dessinait lentement sur l'escarpement avant de rejoindre la côte proche. De la lave. Comme un abcès crevé, une poche de magma était remontée à la surface et s'était ouverte suite au tremblement de terre. Adelind avait eu vent de l'activité volcanique intense qui couvait à Dor Kazan, mais jamais de mémoire d'homme il n'y en avait eu dans cette région.
Les survivants s'activaient autour d'elle, mais elle était incapable de mettre un visage sur chacun d'eux. Il ne s'agissait pour elle que d'une danse d'ombres, tant son crâne l'élançait. À travers le voile de la poussière, Adelind aperçut une silhouette qui soulevait un enfant des décombres, un homme qui tendait sa main tremblante à un voisin pour l’aider à se relever. Dans ce chaos apocalyptique, une chaîne humaine se formait, chaque individu se raccrochant à l'autre pour retrouver un semblant de stabilité. Tout autour, des cris étouffés, des prières murmurées, des gestes maladroits, mais désespérément humains. On nettoya et banda ses blessures, puis on la coucha sur une natte à même le sol au milieu des autres blessés. D'habiles mains construisirent un abri de fortune, dirigées par la voix de Lénhart. Adelind crut croiser l'espace d'un instant le regard de Donan, au visage tuméfié, tenant dans ses bras sa femme inconsciente.
La nuit passa ainsi, dans une sorte de confusion douloureuse. On lui donna plusieurs fois à boire et on lui passa un linge frais sur le front pour la soulager, sans jamais qu'elle n'eût à prononcer la moindre demande, du moins le pensait-elle dans ses moments de lucidité.
Puis le jour se leva enfin, dissipant le voile qui atténuait la violence de la vision qu'offrait la Vierge d'Emeraude au petit matin. La jungle, silencieuse témoin de la catastrophe, avait repris son souffle. Pourtant, quelque chose avait changé. Un malaise flottait dans l’air, une présence tapie, comme si la nature elle-même observait, attendant son heure.
Adelind parvint à se redresser sur sa paillasse et demanda quelques nouvelles au garçon qui s'affairait sur le pansement de son voisin de couche. Le bilan était terrible : plusieurs centaines de blessés, des disparus et des morts par dizaines. En outre, la majorité des bâtiments de la colonie s'étaient écroulés ou sur le point de tomber, le reste nécessiterait d'importantes réparations. Les docks devraient être également reconstruits, terriblement endommagés par de gigantesques vagues qui défèrlèrent après les secousses nocturnes.
— Le gouverneur et sa femme sont également décédés, ajouta-t-il. En attendant de réorganiser la colonie, c'est Lénhart qui a pris les rênes.
— Et mon registre ? Où est-il ? Mes recherches ? demanda Adelind avec une voix cassée.
— Ils sont là, ne vous en faites pas. Même pendant la nuit, vous les réclamiez. On ne s'est jamais croisé, je crois. Je m'appelle Othar.
Adelind se jeta sur le livre qu'il désignait de la main sans attendre que son interlocuteur ne finisse sa phrase. La reliure était couverte de traces de brûlure, de sang et de poussière, mais à son soulagement l'intérieur demeurait intact. Othar fronça les sourcils, puis reprit avec une pointe de vexation dans le ton :
— Vous devriez encore vous reposer. Vous avez été durement éprouvée et notre soigneur n'a pas encore eu le temps de vous observer.
Adelind hocha la tête pour toute réponse, puis s'allongea à nouveau en serrant contre elle le livre épais.
La matinée fut rythmée par les évacuations des morts et par les soins prodigués aux blessés. Ce chaos apparent était néanmoins ordonné par les directives de Lénhart. Le soleil de plomb écrasait la colonie, rendant chaque souffle plus difficile, chaque effort plus exténuant.
Au loin, le torrent de lave avait creusé un sillon calciné parmi l'épaisse végétation, balafrant la jungle et semant la désolation sur son passage. Fort heureusement, les dégâts engendrés ne vinrent pas s'ajouter à ceux du séisme au sein de la Vierge d'Emeraude.
Adelind retourna sur les vestiges de son logis, tentant vainement d'extraire des débris des échantillons ou des résultats d'expérimentations. À son grand désespoir, elle ne récupéra que peu de choses intactes ou réutilisables : un crâne de malegueule, des coquilles d'escargots cornus, quelques coquillages et diverses notes. Le reste, qui résultait de plusieurs mois, voire d'années de travaux, étaient devenus inexploitables. Adelind chargea le peu qui subsistait dans une petite malle. Elle sourit faiblement en apercevant son registre. L'essentiel avait été préservé. Ce qui était couché sur les lignes de ce livre pourrait traverser les continents et les âges si elle parvenait à le protéger. D'un air résolu, elle l'emballa dans un tissu propre et le rangea avec les autres objets sauvés.
Le guérisseur lui rendit visite alors que le soleil franchissait son zénith. Le vieil homme, nommé Arnulf, l'inspecta avec attention, mais ne décela pas de blessure grave. Il changea ses bandages et lui appliqua un mélange de sèves sur son crâne endolori. Adelind connaissait les propriétés médicinales de certaines plantes, mais le savoir d'Arnulf dépassait de loin le sien et pour cause : il traitait souvent avec les tribus autochtones. Elle n'avait pas connaissance de ces échanges de savoirs, masqués par la barrière du langage. En effet, d'une part il lui déplaisait de devoir mendier le savoir aux autres, préférant l'acquérir seule par l'expérience, d'autre part elle répugnait la proximité des natifs doraks. Sans qu'elle sache réellement pourquoi, quelque chose lui déplaisait grandement chez eux, en plus de leur langue aux syllabes hachées et gutturales.
Une fois soignée, lavée et rhabillée avec des vêtements qu'on lui prêta, Adelind se sentit de meilleure humeur. Malgré le cataclysme de la veille, elle s'affaira aux quatre coins de la Vierge d'Emeraude pour prêter main-forte à qui demandait de l'aide. Même aux heures les plus chaudes de la journée, elle secondait volontiers l'évacuation de gravats ou la récupération de matériaux. Elle préférait laisser les guérisseurs s'occuper des soins, n'étant pas très à l'aise avec les gens. Seconder ceux qui réparaient ou qui reconstruisaient était plus dans ses cordes.
Lorsque la fin de la journée arriva, Adelind aida à dresser un grand bûcher funéraire pour les victimes, afin d'éviter toute épidémie. Un diacre de Qereneia récita une homélie simple, promettant que la déesse de la vie les accueillerait très bientôt pour une nouvelle mission dans le monde. Quelques mots furent prononcés par des proches des morts, puis le diacre brandit un flambeau et le lança parmi les fagots de branches séchées. Les flammes grandirent rapidement alors que le soleil disparaissait et bientôt l'odeur étouffante des chairs brûlées envahit la colonie, enveloppant les familles décimées dans un voile de tristesse.
Au loin, une clameur se fit entendre. Des murmures d'excitation parvinrent jusqu'à Adelind. L'expédition de Valyrei était de retour. Une émotion poignante parcourut la colonie, mêlée de peur et de stupeur alors qu'il entra dans les décombres. Celui-ci dirigeait un urodal fourbu au-devant du convoi. Un corps enveloppé dans une toile de jute se tenait en travers de la selle, indiquant que le désastre de la veille ne les avait pas non plus épargné. Valyrei lui-même était méconnaissable, la peau souillée de cendre et le bras gauche en écharpe. Des brancards de fortune tirés par d'autres montures amenaient leur lot de blessés.
— Nous avons marché toute la nuit, annonça-t-il. Des vagues gigantesques ont balayé la côte. Pris entre la lave et les flots, peu ont survécu.
Certains se rassemblèrent autour des arrivants pour les accueillir et recueillir les blessés. Adelind les observait de loin avec attention, notant avec tristesse à quel point leur paquetage était réduit à quelques bagages. Ses études sur le venin des araignées plongeuses devraient probablement encore attendre. Elle évitait également de trop s'approcher des urodals. Bien que ces salamandres géantes faisaient office de montures formidables, grandement appréciées dans cet environnement tropical, Adelind avait appris à ses dépens de se méfier de leur caractère imprévisible. Après plusieurs chutes et une morsure bénigne, elle gardait ses distances, préférant garder les pieds sur terre. Et puis après tout, ces bêtes étaient bien plus belles de loin, avec leurs rayures vertes et jaunes striant leur peau humide et lisse.
Un homme se détacha du convoi. Plus petit que les autres, torse nu, un tissu coloré lui ceignant la taille, il arborait sur sa peau sombre les tatouages traditionnels doraks. Celui ornant son poitrail était un grand échassier rouge aux ailes déployées. Adelind fut contrariée. Même après toutes ces années, elle devait refouler en elle une appréhension qu'elle ne s'expliquait pas à chaque fois qu'elle voyait un Dorak. En outre, jamais ces gens-là ne venait jusqu'au cœur de la colonie. Sa présence incongrue attira immédiatement tous les regards. Après avoir échangé quelques mots avec Valyrei, Lénhart prit la parole :
— Votre attention ! Nous avons un invité d'honneur en ce jour de malheur. Voici Taruk, chef de la tribu Amakan. Il a demandé a rester parmi nous pour nous aider à surmonter cette épreuve.
Taruk s'avança avec Valyrei à ses côtés. Ils firent face à la foule, puis Valyrei déclara :
— Avec l'autorisation de Lénhart, Taruk ici présent à quelque chose à déclarer qui nous concerne tous, nous, colons de la Vierge d'Emeraude. Je me chargerai de vous faire une traduction aussi fidèle que possible.
Adelind soupira. Un discours en langue doraki, quelle déveine. Malgré tout, vouloir s'adresser à tous de cette façon piqua sa curiosité.
Taruk fit taire l'assemblée, intimidée par son regard impérieux. Puis, dans le silence des ruines de la colonie, il s'adressa à tous de sa voix grave et minérale. Valyrei déchiffra :
— Je suis Taruk. Ma tribu est Amakan. Je vois vos blessures. J'ai mal pour vous. Je suis devant vous, pour vous prévenir. Krantha est devenu sourd, aveugle. Insensible à nos offrandes d'or ou de sang. Rien ne l'apaise.
Nous y voilà, pensa Adelind. J'aurais pu le prévoir. À la première catastrophe, les Doraks débarquent et brandissent leur dieu crabe irascible pour faire peur à l'envahisseur étranger.
Les tribus dorakes les plus hostiles à l'implantation de la colonie avaient déjà plusieurs fois manifesté leur colère par le passé. Mais devant l'obstination de ces envahisseurs, ils avaient fini par leur abandonner ces terres.
— Je souffre aussi, continua Taruk au travers son interprète. Amakan n'est plus. Je suis le dernier. Le poids des morts est sur mes épaules. Tous ont été offerts à Krantha. Je suis allé demandé conseil à Tolnek dans la journée d'avant. Je suis allée demandé conseil à Xokùl encore avant. Xokùl est mort. Tolnek est mort aussi. Je me tiens debout devant vous. Je demande votre respect. Je prie pour votre aide. Je ne peux pas y arriver seul. Mes pas doivent se diriger vers l'autel de Kazarùn. Je dois parler aux...
Valyrei s'interrompit. Il ne connaissait visiblement pas ce mot. Devant son hésitation, des murmures de scepticisme montèrent. Taruk reprit sa phrase.
— Je dois parler aux Volontés de Krantha. Je dois échanger les mots avec eux. Ils me donneront la raison du dieu-crabe. Et je ferai ce qu'il faut.
Taruk joignit ses mains sur sa poitrine en signe de respect envers son auditoire, puis hocha la tête vers Valyrei, qui lui rendit et se tourna vers Lénhart dans l'attente d'une réaction. Celui-ci affichait une mine sombre, zébrée par des mèches de cheveux poisseux. L'auditoire paraissait suspendu ses lèvres.
— Merci, chef Taruk, reprit-il. Valyrei, dites au chef que nous allons discuter de ses paroles. En attendant, qu'il se considère ici chez lui.
Des murmures s'élevèrent dans le public. Aucun Dorak n'avait demandé l'hospitalité jusqu'à maintenant. Ils étaient réputés pour leur farouche indépendance, leur loyauté indéfectible à leur clan et surtout à leur besoin irrépressible de vivre au sein de leurs communautés. Les Amakan étaient établis à quelques lieux de la colonie. La présence de leur chef dans l'enceinte de la Vierge d'Emeraude était une chose possible, mais sa volonté de rester était véritablement inhabituelle. Adelind espéra ne pas avoir affaire à lui.
Plus tard dans la soirée, Adelind réalisa qu'elle s'était trompée. Taruk parlait peu et comprenait vite où il pouvait être utile. Ses yeux aux reflets d'obsidienne étaient vivaces et remplis d'intelligence et d'empathie. Avec son aide, Adelind dut charger le corps des victimes du convoi sur un bûcher funéraire nouvellement érigé. Elle s'étonna du soin méticuleux avec lequel le Dorak manipulait les cadavres. Une tristesse et une solitude se dégageait de lui, comme s'il s'agissait des siens qu'il menait aux flammes.
Depuis son arrivée dans la colonie, Adelind n'avait prêté qu'une attention distraite aux croyances des Doraks, jugeant que ces superstitions locales ne valaient pas grand chose face aux vrais dieux evayliens. Elle savait que le Crabe de Pierre réclamait des sacrifices de toutes sortes pour apaiser sa fureur. Quand il n'était pas satisfait, ses pinces de feu et de roche fendaient la terre et ébranlaient les montagnes. Une fois calmé, il prodiguait préscience et savoir à ceux qui l'écoutaient.
Dor Kazan était une île à l'activité volcanique intense. Adelind se demanda si tout cela n'était l'œuvre de Krantha depuis le début. L'hypothèse était grossière, ridicule, mais pourquoi l'écarter ? Et surtout comment l'écarter ? Après tout, de ce qu'on lui avait rapporté, les soi-disant déferlements de puissance de Krantha visaient rarement ceux qui le servaient. Il ne devait donc s'agir plus de démonstrations de force que de réelles menaces. Mais cette fois-ci, c'était grave : de nombreuses personnes étaient mortes. Non seulement des colons, mais aussi trois tribus dorakes.
La tension monta d'un cran. La tribu Tolnek était voisine de la colonie depuis toujours. Quant aux Xokùl, il s'agissait d'une tribu de la côte sud située à plusieurs octaves de marche. Si Taruk disait vrai, cela signifiait que désormais la colère de Krantha s'attaquait indifféremment à ses suivants comme aux étrangers. Soit Taruk ne colportait que des racontards de gourou, soit il ne s'agissait que d'une simple coïncidence.
Le lendemain, la colonie entière se réveilla dans un brouillard épais. Une légère brise de terre s'était levée, remplaçant l'odeur iodée de l'océan par la saveur rance du soufre. La rivière de feu qui avait jailli la veille était désormais un véritable torrent. Des cheminées minérales parsemaient le paysage et crachaient une fumée âcre et pestilentielle. Partout dans les abris de fortune, les gens se masquaient la bouche avec des linges entre deux quintes de toux. Les pleurs des plus jeunes avivaient la détresse ambiante. Lénhart conclut qu'une évacuation de la Vierge d'Emeraude était inévitable.
Alors que l'inquiétude gagnait peu à peu la communauté, des volontaires remplirent quelques chariots des affaires des survivants, de vivres et de matériels de nécessité. Les urodals étaient nerveux et se laissaient difficilement atteler. L'un d'eux renversa le toit d'un abri de fortune alors que son cavalier tentait de le tenir par la bride. Le palefrenier qui attelait l'une des bêtes de bât attira le regard d'Adelind. Elle reconnut le jeune homme qui s'était occupé d'elle mais dont elle avait déjà oublié le prénom. Alors que son urodal se dressa sur ses pattes arrières, le jeune homme fut projeté avec force sur une palissade. L'animal rua et s'enfuit à toute allure vers les docks.
Le chaos régnait encore. Des familles rassemblaient ce qu’elles pouvaient, certains cherchant désespérément des proches portés disparus. D’autres débattaient de ce qu’il convenait de faire, les voix s’élevant, parfois teintées de colère, parfois tremblantes d’angoisse. L’avenir de la colonie était incertain, mais une chose était sûre : rester ici n’était pas une option.
Après de longues discussions, une décision fut prise. Ils iraient vers le nord, chercher refuge auprès des sages de la cité d’Akalùn, ou du moins tenter d’y établir un campement sur une terre plus clémente. Valyrei insistait pour négocier avec les Doraks, qu’il connaissait bien, mais Lénhart préférait préserver l’indépendance de la colonie. Adelind était également de cet avis. Pour rien au monde elle n’aurait voulu dormir parmi les Doraks ou partager leur table.
Une seule personne n'avait pas été entendue et paraissait fulminer intérieurement. Taruk avait suivi toute la matinée les indications et les ordres des uns et des autres sans se plaindre, mais à l'heure du départ des ruines de la Vierge d'Emeraude, il ne contint plus sa colère. Alors que le convoi passait le portail nord du fort, il s'interposa devant Valyrei et lui parla d'une voix forte. Les gens s'arrêtèrent, regardant avec une inquiétude mêlée de contrariété les deux hommes s'époumoner dans la langue locale. Adelind arriva à leur niveau lorsque Lénhart vint s'enquérir de la situation.
— Il nous dit que nous n'allons pas dans la bonne direction, nous devrions aller à Kazarùn, lui expliqua Valyrei.
— Mais il ne voit pas que c'est impossible ! répliqua Lénhart. La colonie est en ruines et nous ne pouvons pas nous permettre d'attendre pour soigner nos blessés ! La terre va nous engloutir !
Taruk déclara quelques mots dont il déliait volontairement les syllabes, claquant sur son palais comme le marteau d'un tailleur de pierre.
— Krantha ne s'arrêtera pas tant qu'il ne sera pas apaisé. Vous pouvez vous cacher ou chercher des réponses, traduisit Valyrei. Si vous tenez à vos vies, alors aidez-moi.
— Dis-lui que dès que nous aurons trouvé un endroit où reposer notre convoi, nous parlerons à nouveau, conclut Lénhart. Je lui donne ma parole.
Le chef Dorak ne parut pas satisfait de cette réponse, mais se tut. Il reprit la marche aux côtés du convoi, en se murant dans un silence contraint. Les hommes et les bêtes marchaient dans un calme tendu, enveloppés dans les vapeurs volcaniques. Puis, au détour d'un talus, l'air se dégagea peu à peu, et les colons purent s'extirper de cette masse malodorante avec soulagement.
Adelind marchait lentement derrière le chariot qui transportait ses maigres effets personnels. Elle pensait avec amertume qu'elle ne valait pas mieux que n'importe quelle réfugiée à présent. Quel serait son avenir dans la colonie ? Pourrait-elle à nouveau faire ses recherches ? Posséder un endroit tranquille où travailler ? Ou serait-elle dorénavant considérée comme une anonyme quelconque, cherchant à survivre dans cette contrée si lointaine et si hostile ? Elle ne pouvait vraisemblablement plus se consoler avec Donan, qui, après la catastrophe, avait dû se rapprocher de sa femme blessée. Sans doute prendre soin d'elle lui avait permis de raviver la flamme dans son foyer, oubliant celle qui enchantait ses nuits passées.
Alors qu'elle ruminait ses pensées, le convoi s'arrêta. Le soleil avait déjà traversé le ciel et depuis son zénith il dardait ses rayons les plus suffocants. La longue caravane, qui avançait depuis plusieurs lieues à la lisière de la jungle, s'arrêta à l'ombre de grands palétuviers aux racines plongeant dans l'océan proche. Lénhart annonça à tous :
— Nous nous arrêtons ici pendant les heures chaudes. Comme vous le savez, Taruk ici présent nous a demandé de l'aide pour rejoindre la cité-temple de Kazarùn. La catastrophe qui nous a frappé ne semble pas isolée et je ne veux pas exposer les habitants de la colonie à un danger inconnu. Je ne peux pas non plus obliger les gens qui sont sous ma responsabilité de rejoindre une expédition de cette envergure. Malgré tout, nous devons savoir à quoi nous faisons face.
Des murmures d'appréhension enflèrent parmi les habitants.
— Valyrei s'est désigné pour l'accompagner jusque là-bas. Il sera responsable de l'expédition et sera chargé de parlementer avec les Doraks. Si d'autres personnes, dont la santé ou celle de ses proches n'a pas été diminuée par les récents évènements, souhaitent se joindre à eux, ils sont les bienvenus.
Valyrei, qui s'était glissé aux côté d'Adelind pour écouter leur nouveau gouverneur, hocha la tête d'approbation.
— Mais vous nous allez nous priver de compétences dont nous avons besoin ici ! s'exclama le vieil Arnulf en brandissant sa canne. Notre survie pourrait tout aussi bien en dépendre !
— Je le sais mieux que quiconque. Mes parents dirigeaient cette colonie il y a encore deux jours mais malheureusement ils ne sont plus là pour vous diriger. Je fais au mieux avec ce que j'ai appris et croyez bien que je suis désolé de ne pouvoir faire plus. Mais nous ne pouvons pas nous permettre de négliger la nature imprévisible de cette île, il nous faut donc des réponses provenant des Doraks.
— Arnulf a raison ! reprit Doran accompagné par sa femme. Les nôtres en priorité !
Les paroles fusèrent, de plus en plus âpres envers le chef Taruk et les siens.
— Il suffit ! cria Lénhart. Je n'ai pas autorité sur vous, je vous demande d'avoir confiance en moi. Alors que ceux qui ne veulent pas partir n'empêchent pas ceux qui se portent volontaires.
Alors que d'autres, comme Doran, prirent le parti d'Arnulf et critiquèrent vivement cette décision, Valyrei en profita pour glisser discrètement quelques mots à Adelind :
— Je n'ai pas eu le plaisir de te revoir à mon retour, vu les circonstances. Mais je me suis peut-être dit que tu pourrais m'accompagner.
Adelind sursauta de surprise.
— Et parcourir la jungle, vivre parmi les Doraks ? Tu es tombé sur la tête ?
— Tu es bien étrange, Dame Adelind. Je te prenais pour une femme de science, de connaissances et de savoirs. Pas pour une bureaucrate misanthrope.
Adelind abhorrait qu'on l'appelle "Dame" ou qu'on la prenne pour une poltronne. La pique empourpra ses tâches de rousseur tandis qu'elle le foudroya du regard.
— Pour qui te prends-tu ? Je ne te permets pas de me parler sur ce ton ! Tu ne sais rien de moi alors je t'interdis de me juger !
— Pourtant, reprit Valyrei doucement, tu attendais avec impatience ces araignées plongeuses, je me trompe ? Alors, imagine ce que tu pourrais découvrir dans ces jungles vierges. Aucun explorateur n'y a mis les pieds aussi profondément depuis... comment s'appelait-elle déjà ? Magada... Sarada...
Au fil des ans de leurs collaborations, Valyrei avait appris à connaître Adelind. Au premier abord, elle paraîssait aussi fermée qu'une huître. Mais le contrebandier repenti, reconverti en fin négociateur et guide de convois de troc, avait réussi à lire au travers son apparente asociabilité. En retour, elle appréciait sa créativité et son talent pour dénicher des merveilles.
Elle soupira. Il avait — comme à son habitude — touché un point sensible.
— Smargada d'Ashvald, répondit-elle. C'est vrai qu'elle est la seule de son époque à avoir bravé le Labyrinthe d'Acaltec.
— Ah, je vois ! Tu attendais une invitation en grande pompe pour te lancer, c’est ça ?
Le silence s'installa entre les deux. Au loin, Lénhart s'enlisait dans des discussions stériles entre les colons hostiles à ses ordres.
Adelind réfléchit avec difficulté. Son cœur battait la chamade. Elle avait toujours voulu rester tranquille, à étudier dans son coin les échantillons de son choix, avec ses méthodes et ses outils. Elle tourna sa chevalière autour de son index sans y réfléchir. Surgissant de sa mémoire, il lui sembla entendre la voix de sa jeune sœur lui exprimer son dédain habituel : "Un jour, il va falloir que tu sortes de ta chambre, sœurette. La vie est dehors !". Adelind savait déjà à l'époque qu'Isaëlle avait raison, mais aujourd'hui ses mots résonnaient avec une vérité encore plus criante.
Il lui fallait choisir. La sécurité mais l'ennui d'un côté — sans le ravitaillement régulier Valyrei, ses recherches allaient tourner court —, la découverte et la confrontation à l'extérieur de l'autre.
— Mais... comment allons-nous faire ? Nous ne sommes que deux, sans compter le Dorak.
Valyrei sourit imperceptiblement. Il sut qu'il avait déjà gagné.
— Je m'occupe des ressources pour l'expédition, tu as ma parole. Et je te promets sur la tête d'Ateyar que je te mènerai jusqu'au bord de la Gueule de Cendre s'il le faut.
Un premier chapitre éclatant ! J'aime beaucoup ta nouvelle héroïne qui serait presque une anti-héroïne avec tous ses défauts. Elle a une histoire avec un homme marié, elle n'aime pas parler de ses sentiments, elle est raciste et méprisante et par-dessus le marché c'est une chercheuse qui ne fait pas d'état de l'art parce qu'elle "préfère acquérir ses connaissances elle-même" 8D
Impeccable. Ca change des Marie Sue, y a pas à dire. En tout cas c'est bien accrocheur. Fais juste attention à la concordance des temps, si tu parles d'une antériorité d'un récit déjà au passé, tu dois utiliser le plus-que-parfait. C'est lourd, mais tes incursions dans le passé sont brèves, donc ça ne choquera pas.
Oui j'ai du mal avec les concordances. Je suis si facilement tenté par le subjonctif imparfait… ça écorche les oreilles…